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LES FANTÔMES DU 15 AOÛT
Jean-Jean LLORENS

            Ne cherchez pas Fort-de-l'Eau dans le polygone Saulière- Mustapha- Michelet- Agha de votre plan Vrillon. Vous ne l'y trouverez pas. Mais dans la mémoire des Esmmaïens, si. Et plutôt deux fois qu'une.


La première, c'est le souvenir des virées dominicales dans la patrie et la fumée des brochettes, entre copains et copines, avec une trempette à l'aller et au retour (parfois les deux) sur une de nos plages de l'est.


La seconde, c'est grâce à Jeanjean et à ses récits plus vrais que nature sur les bamboulas familiales de Verte-Rive.


            Écoutez-le encore. Cette fois, ce n'est plus la grand-messe des paellas pour 200 personnes (un peu, quand même), mais la petite musique douce-amère de la nostalgie, tournant comme un boléro autour d'un simple banc du Fort-de-l'Eau d'aujourd'hui... Un banc de pierre où est venu le rejoindre un Aquafortain de son temps, vieilli mais fidèle, sur la place où la fête du 15 Août rallumait chaque année- comme en tant d'autres lieux d'Algérie- le bal de tous les espoirs, devenu, 52 ans plus tard, celui du "temps retrouvé". On n'est pas plus proustien.

J.B.

oOo


            Me voilà donc assis sur ce banc qui a peut-être mon âge, ou presque. J'ai le regard dans le vide et mon cerveau est en ébullition, qu'est-ce qui m'arrive?


            J'ai les fesses posées sur ce banc de pierre où il y a cinquante-deux ans j'étais déjà assis. Mais tout a bien changé: depuis un bon moment, je suis sur cette grande place de Fort-de-l'Eau, qui me paraît avoir rétréci. Je regarde à droite et à gauche; en face, les maisons sont toujours là, avec leurs commerces dessous, qui me parlent et qui me rappellent des quantités de souvenirs. Tout se brouille dans ma cervelle et voilà un "vieux" qui vient s'asseoir à côté de moi. Il me salue tout doucement, comme s'il ne voulait pas me sortir de mon rêve; il me pose une question: - "Pourquoi tu pleures"?". Tiens, je ne m'étais pas rendu compte que des larmes coulaient sous mes lunettes de soleil. Et ce brave homme continue de me parler:

- Toi tu es d'ici, parce que si tu étais un étranger, tu ne pleurerais pas.

Comme il a raison, ce ""Hadj". Oui, je suis d'ici, du moins j'ai été d'ici pendant de longues années. Cette place, j'en ai fait le tour des centaines de fois avec de belles filles dans mes bras, des copines, comme on disait, mais c'étaient presque des sœurs, et leurs frères étaient presque nos frères. Kiki, Gégé, Guy, Claude, Maurice, Néné, Yves, Raymond, Jeannot, Jocelyne, Nicole, Jeannette, Marie, Claudette, Mireille, Alice, Simone, Jeannine, Laurette et tant d'autres...


            Celle-là c'était pour les pasos, l'autre pour les tangos, ma sœur pour les valses, et toutes les nuits pendant une semaine c'était le même refrain, et toujours tous rassemblés dans ce coin de la place rectangulaire avec l'orchestre près de nous, et à l'autre bout la mairie. Nous étions des centaines à effectuer ce marathon de la danse tous les soirs, sans jamais crier stop. Ça commençait à 9 heures et demie et ça se terminait à 2 h du matin et après on rentrait tous ensemble en chantant, et des fois en dansant encore au milieu de la route qui nous menait à Verte-Rive...


La semaine prodigieuse.


            Comme elle était belle, notre fête de Fort-de-l'Eau, toute la semaine du 15 Août qu'elle durait. Et tous les jours, il y avait un "événement", soit un concours de boules, ou de belote, ou de manille, soit une course aux canards, ou de sacs, sur la plage de la Sirène. Le dimanche matin, il y avait une grande course de vélo, et le soir, vers les 7 h et demie, on s'installait à la terrasse d'un café pour manger les divines brochettes. Quelles tablées! Il y avait du monde partout, j'en ai même vu manger sur les capots des voitures. Quand il n'y avait plus de place, les serveurs nous mettaient des douzaines et des douzaines de merguez, brochettes à la viande, au cœur, au foie et le reste, tout ça avec du bon pain mahonnais, arrosé de soda et de sélecto, et du rosé bien frais pour les "grands". Et c'étaient les "hommes" qui réglaient l'addition, nos petites "cailles" étaient toujours nos invitées.


            Après le "repas", un tour à la fête foraine pour faire la digestion. Et nous arrivions sur cette belle place, direction notre coin avec ce banc de pierre où j'ai mes fesses. Nous installions "nos" chaises en bois tout autour... Combien étions-nous, je n'en sais rien. Mais là, je suis seul, avec toutes ces images qui me passent dans la cabeza. Il n'y a plus ces milliers de guirlandes tricolores, toutes ces ampoules multicolores; il n'y a plus tous ces jeunes qui formaient des "bandes" passives: le coin de Maison-Carrée, ceux d'Hussein Dey, de Rouïba, Aïn Taya, La Pérouse, Jean-Bart, Surcouf, Maison-Blanche... Tout ça a disparu, eh oui, nous sommes en mai 2007 et non plus le 15 août 1955, l'année où j'ai connu ma femme, au même endroit.

52 ans, déjà, et comme tout a bien changé, moi le premier... Je m'en souviens comme si c'était hier soir. J'étais assis à côté de ma copine Jocelyne et un petit garçon d'une douzaine d'années vient vers moi et me dit: "Ma copine Vivi veut danser avec toi". Je lui demande de me la montrer et il me désigne une belle jeune fille habillée en Brigitte Bardot avec une belle robe à carreaux bleue, des ballerines et une large ceinture qui lui serrait la taille. Ni trop grande, ni trop petite, la jeune fille, juste ma pointure. Je lui dis d'accord pour la série de boléros. Et voilà comment j'ai connu ma femme avec, au départ, Amapola. Et ça a marché tout de suite comme sur des roulettes... D'habitude, avec une nouvelle cavalière, on s'embrouille un peu les pinceaux, mais là, extra: à droite, à gauche, elle me suivait naturellement.


Le dernier bal

            

            Je devais partir à l'armée le 15 août, mais je n'ai quitté la fête qu'à la fin. Ce départ a gâché notre rencontre, mais on s'était promis de se retrouver à mon retour. Elle m'a attendu, nous nous sommes revus et ça dure depuis 52 ans. Mais j'avoue que j'avais fait le bon choix, en plus, une étrangère (eh oui, elle était du Champ de Manœuvre, alors qu'il y avait tant de filles à Belcourt et à Verte-Rive).

Je me souviens, ce soir-là j'étais sapé comme un camion: chemise bleu ciel avec les manches retroussées jusqu'aux coudes (trois tours), pantalon bleu marine et mocassins noirs. La tenue classique de l'époque. Et dès que la série de boléros a commencé, c'est elle qui est venue vers notre coin en me fixant bien. Je n'avais pas à me sauver, j'étais bien alpagué. Et voilà le Jeanjean complètement séduit par ce petit bout de fille. Nous avons fini la soirée ensemble en dansant tout ce qui venait; on ne s'est plus lâché et à la fin nous sommes rentrés tous ensemble à la Verte-Rive, avec promesse de nous revoir le lendemain à la même place et cela a duré trois jours.


            La séparation a été très difficile et en plus je partais à Guelma, donc je n'aurais pas l'occasion de la revoir avant longtemps. Je ne m'étendrai pas sur la suite.


            Mais en ce moment, je suis assis au même endroit, à côté d'un monsieur qui a mon âge, qui me tient la main; lui aussi a une larme qui coule sur sa joue ridée et bien tannée par le soleil. Et il me dit en arabe: meskine ... Les hommes ne doivent pas pleurer, mais des fois on ne peut s'empêcher de le faire, ça ne se commande pas, ça vient tout seul et ça fait du bien.


Voyage sans fin

            Et nous voilà réunis peut-être par l'amour de ce lieu qui a bercé notre jeunesse et qui est dans notre cœur à jamais. Mais lui a la chance d'y vivre encore et de pouvoir en profiter pleinement, alors que moi, demain, je vais reprendre l'avion et rentrer "chez moi" à Perpignan, loin de ce lieu qui est pour moi mon vrai "chez moi". Normalement, c'est ici que j'aurais dû finir mes jours au milieu des miens et de tous ceux qui formaient une immense famille; c'était mon paradis sur terre et on me l'a retiré. Pourtant, je ne le méritais pas, je n'avais rien fait de mal; peut-être le seul tort que nous avons eu est d'aimer trop fort cette terre qui nous a vus naître, et que l'on croyait nôtre à jamais. Résultat, quand nous revenons, nous ne sommes plus chez nous.

Pour moi, j'ai l'impression d'avoir pris un train depuis 43 ans et de rouler sans savoir dans quelle gare il va s'arrêter et où je vais descendre. Oh, bien sûr, j'ai eu des arrêts plus ou moins longs. Pour le moment, la station est Bompas, mais est-ce qu'elle sera la dernière? Et si oui, quand s'arrêtera ce train? Je sais à quelle date j'y suis monté, mais je ne sais pas quand ni où je vais descendre et il vaut mieux ne pas le savoir, ça me fera une surprise de plus dans ma vie.


            Pourvu que ce jour-là, j'aie le regard tourné vers le sud et que, dans un dernier flash, je revoie N-D d'Afrique. Après, inch'Allah...


 Jeanjean... de Belcourt

(pour toujours)

  

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